Cinéma, présomption d’innocence et vie privée

Au mois de Février, les films Grâce à Dieu de François Ozon et Une intime conviction d’Antoine Raimbault ont risqué d’être retirés des salles de Cinéma. Des parallèles hâtifs entre les deux affaires judiciaires ont pu être établis, certains arguant que ces deux films avaient failli être interdits en raison de leur rapport à la présomption d’innocence….

Le Procès d’Orson Welles. 1962

C’est sur ce fondement que le Père Preynat a attaqué en justice “Grâce à Dieu” , et c’est sur celui du droit à la vie privée que le film d’Antoine Raimbault a été jugé. La justice ayant donné raison aux producteurs des deux long-métrages, cette actualité constitue l’occasion d’une mise au point juridique et cinématographique.

Précédents judiciaires

La présomption d’innocence définit un préjugé en vertu duquel toute personne poursuivie pour une infraction est supposée a priori ne pas l’avoir commise.
Le droit au respect de la vie privée désigne quant à lui la capacité, pour une personne de s’isoler afin de protéger ses intérêts. Comme tous les droits fondamentaux, ils doivent coexister avec d’autres, tels que la liberté d’expression et son corollaire, la liberté de création artistique.

Ce n’est pas la première fois que le juge français doit statuer sur la mise en balance de la liberté de création et de la présomption d’innocence. Dans un jugement concernant le téléfilm sur Francis Heaulne “Dans la tête du tueur”, le juge avait retenu que les auteurs avaient délibérément attribué des meurtres au personnage principal qui n’avait jamais été condamné pour ceux-ci. Il avait alors obligé la chaîne de télévision à incorporer un communiqué judiciaire sur le fait que l’œuvre portait atteinte à la présomption d’innocence. En 2010, l’avocate de Carlos avait demandé à Canal + d’accorder un droit de regard sur le film notamment pour faire respecter la présomption d’innocence de son client. En effet, s’il avait été condamné à perpétuité pour le meurtre de deux policiers, il n’avait cependant pas été jugé pour les attentats commis au début des années 1980 montrés dans l’œuvre d’Olivier Assayas. Cette demande largement médiatisée avait cependant été rejetée au motif qu’elle constituait une grave atteinte à la liberté d’expression.

La justice a également eu à se prononcer sur d’éventuelles atteintes à la vie privée dans des œuvres audiovisuelles traitant d’affaires judiciaires. La Cour de cassation, dans un arrêt de 2004, s’est prononcée sur le téléfilm “Fait d’hiver”, traitant du drame de Cestas de 1969 où un homme avait séquestré puis tué des enfants. Après la sortie du film, l’un des enfants qui avait réussi à s’échapper a saisi la justice pour atteinte à sa vie privée, ce que la Cour a rejeté car les faits avaient été relatés publiquement à l’époque du drame.

Les auteurs ont pu avoir tendance à attendre qu’un certain laps de temps soit écoulé avant d’adapter des affaires judiciaires à l’écran, justement pour éviter tout déboire judiciaire et toute plainte relative à des droits fondamentaux. On peut citer à cet égard l’exemple du téléfilm de Frédéric Pottecher sur l’affaire Marie Besnard, condamnée pour l’empoisonnement de douze personnes. Les réalisateurs avaient en effet attendu le décès du personnage principal pour éviter toute opposition à la diffusion du film.

Mais aujourd’hui, la tendance est davantage aux thèmes d’affaires judiciaires qui font l’actualité, à l’image par exemple du film “Welcome to New York” d’Abel Ferrara, et plus récemment des films de François Ozon et d’Antoine Raimbault.

Melvil Poupaud incarne une victime du Père Preynat dans Grâce à Dieu de François Ozon.

Le fondement des affaires Grâce à Dieu et Une intime conviction

Le film “Une intime conviction” traite de l’affaire Suzanne Viguier, disparue en février 2000 et du procès en appel de son mari, accusé de son meurtre. Dans ce film, Olivier Durandet, son amant, est entendu à plusieurs reprises au procès durant lequel certaines de ses conversations téléphoniques sont relatées. Le film “Grâce à Dieu” retrace quant à lui le combat de plusieurs hommes accusant le prêtre Bernard Preynat d’avoir abusé sexuellement d’eux lorsqu’ils étaient mineurs.

Pour le film “Une intime conviction”, le fondement du non respect de la présomption d’innocence n’était pas envisageable puisque Olivier Durandet n’a jamais été accusé. Son avocat a donc tenté de faire interdire le film en plaidant l’atteinte à la vie privée en raison de la reproduction de ses conversations téléphoniques. Concernant “Grâce à Dieu”, c’est bien sur le fondement de l’atteinte à la présomption d’innocence que le film a été jugé, l’avocat du Père Preynat soutenant que le film présentait son client comme coupable avant même d’être jugé.

Olivier Gourmet incarne Eric Dupond-Moretti dans Une intime conviction d’Antoine Raimbault

Une mise en balance des droits motivée

Dans le jugement concernant le film de François Ozon, le juge a rappelé que “Grâce à Dieu” comportait plusieurs cartons indiquant que le père Preynat était présumé innocent jusqu’à son procès, ainsi que le cardinal Barbarin, jusqu’à son jugement rendu le 7 mars dernier qui l’a finalement reconnu coupable d’actes de non-dénonciation d’agressions sexuelles sur mineur. Ces cartons suffisent, selon le Tribunal, à informer le spectateur du respect de la présomption d’innocence. Concernant l’affaire relative au film d’Antoine Raimbault, le juge a souligné, en accord avec de précédents jugements, que l’atteinte à la vie privée ne pouvait être retenue pour la diffusion de conversations téléphoniques qui avaient été rendues publiques dans les médias et au cours du procès.

Outre le contrôle de la non atteinte à des droits fondamentaux, les juges ont démontré une volonté affichée de protéger ces œuvres et la liberté d’expression. Dans le jugement concernant le film “Une intime conviction”, le Tribunal offre en effet une véritable mise en perspective du rôle du Cinéma dans notre société. Il souligne ainsi que le thème du film, à savoir le fonctionnement de la justice, le déroulement d’un procès et l’importance primordiale du doute dans une procédure judiciaire, constitue un sujet d’intérêt général en démocratie. On note également une volonté de protection du film dans le jugement relatif à “Grâce à Dieu”, dans lequel le Tribunal a souligné qu’un report de la sortie du film jusqu’à l’issue définitive des procédures pénales « créerait des conditions économiques d’exploitation non supportables » et que les demandes destinées à supprimer les noms des accusés étaient non nécessaires et non proportionnées.

Ces deux jugements mettent ainsi en lumière une protection des droits fondamentaux en indiquant les éléments des deux films assurant le respect de la présomption d’innocence d’une part, et démentant toute atteinte à la vie privée d’autre part.
Parallèlement, les jugements sur “Grâce à Dieu” et sur “Une Intime Conviction” démontrent un engagement des tribunaux en faveur de la liberté d’expression. Ils offrent des affirmations motivées sur l’utilité de tels films auprès du public et sur la nécessité de leur protection.
Ces prises de position sont bienvenues, tout particulièrement au regard de la tendance très médiatisée de la justice à se plier aux recours de certaines associations sur des questions de classification, faisant interdire des films aux mineurs dans une démarche pouvant être comparée à une discrète censure…

Claire Schmid