Cinéma du réel 2018 : De Tacita Dean à Eugène Green

Qu’est-ce que le réel ?

La question a été posée à moult reprises au Cinéma du réel. Le grand rendez-vous parisien du film documentaire a fêté son 40e anniversaire cette année, au Centre Pompidou comme depuis toujours, mais avec une nouvelle directrice artistique fraîchement venue du Toronto International Film Festival : Andréa Picard. Saluons ici son prédécesseur, Maria Bonsanti, sous laquelle le Cinéma du réel avait retrouvé la splendeur d’un lieu de découvertes et d’inspirations pour ceux qui en cherchent pour leur propre travail.

Tacita Dean au Cinéma du Réel 2018 (Photo: blog.cinemadureel.org)

Nous constatons que la section monographique consacrée aux artistes contemporains est maintenue. Cette édition nous fait découvrir le travail de l’artiste britannique Tacita Dean, à travers 14 de ses films. Notons que, au même moment, l’artiste est à l’affiche de pas moins de trois grands musées londoniens dont le National Portrait Gallery.

Dans un admirable entretien long de 2 heures et conduit par l’historienne d’art Patricia Falguières, Tacita Dean nous parle de sa démarche d’artiste. Artiste non cinéaste car la dimension narrative du cinéma lui a toujours été inaccessible. Aussi, une certaine notion du temps est au centre des films qu’elle tourne, et présente, sur pellicule de 16 ou 35mm. Lorsqu’elle filme l’artiste David Hockney dans son atelier de Los Angeles (Portraits, 2016), nous le voyons – en train de rien faire ! -I’m a big believer in doing nothing ! nous confie Tacita Dean. Est artiste celui qui comprend ce dont elle parle.

Pour Kodak (2006), Tacita Dean est allée filmer à l’usine Kodak de Chalon-sur-Saône. Ce qu’elle ignorait au moment du tournage : l’usine allait fermer un mois plus tard. En de magnifiques couleurs, le médium pellicule rend un dernier hommage au processus de production qui lui a donné naissance. Au passage nous voyons tout un outil industriel dans lequel les ouvriers évoluent, leurs poignées de main à l’heure de la relève… L’ancien survit au milieu du contemporain. Est-ce un monde condamné à disparaître, est-ce trop tard pour le médium pellicule ? –I like “trop tard”, that’s me ! nous dit Tacita Dean.

La rétrospective “Qu’est-ce que le réel ? 40 ans de réflexions” permet encore de plonger dans l’histoire du cinéma. Ice de Robert Kramer (1969) est un pseudo documentaire et une mise en abyme du cinéma militant. Pour la petite histoire, le Cinéma du réel s’est procuré la copie 35mm qui serait la seule qui en existe au monde, sa dégradation naturelle faisant partie de notre histoire. Mais ce « nous », cette communauté fraternelle des spectateurs a-t-elle jamais existé ? Un demi-siècle après sa production par le collectif new-yorkais Newsreel Group, le film réussit surtout une chose très rare : il nous fait sentir la distance qui nous sépare de 1968.

Dans la compétition, la moyenne d’âge des réalisateurs est très basse cette année. La plus jeune d’entre eux, Leonor Teles, sera couronnée du Prix International Cinéma du réel. Nous passons sous silence l’autre Grand Prix, mais nous remarquons le nouveau film de Ruth Beckermann, “valeur sûre parmi les documentaristes de nos jours,” comme nous l’affirme une collègue réalisatrice dans le public. D’autres ont du mal à prononcer le titre original du film, Waldheims Walzer (Valse de Waldheim). C’est une chronique de l’affaire Kurt Waldheim qui a marqué le début de la société civile dans l’Autriche des années 1980. Un film d’archives et un film très personnel, assemblé avec une maîtrise rigoureuse du matériau et une légèreté formidable : un film d’archives incarné !

Mais le réel, qu’est-ce que c’est donc ?

La fin du festival nous réserve une réponse toute simple : tout ce qu’on filme est réel, nous dit Eugène Green, puisqu’il faut l’avoir devant sa caméra. Tandis que le festival s’achève sur la remise des palmarès, nous avons le privilège d’assister à l’une des seules projections de son nouveau film En attendant les barbares, qui pour des raisons juridiques liées au visa d’exploitation ne sortira pas en salle. Ce n’est pas un documentaire comme genre, mais bien un film qui donne à voir la réalité. Car, nous rappelle ce fin observateur de la société française, chaque œuvre cinématographique digne de ce nom prend des fragments de réalité. Pour nous y faire voir des choses que nous ne voyons pas dans notre vie quotidienne.

Cinéma du réel. Prochain rendez-vous en 2019 pour la 41e édition. www.cinemadureel.org

Par Anke Zeugner, 12 avril 2018