Filmer la poésie

Qu’est-ce qu’ont en commun les réalisateurs des films contemporains “ Bright Star “ (Jane Campion), “L’institutrice”  (Nadav Lapid),” Paterson” (Jim Jarmush), ou encore” Poetry” (Lee Chan Dong) ?  Ils se sont emparés pleinement de la Poésie, un art rarement traité au premier plan dans un film. Au cinéma, on trouve plus souvent des citations de poèmes qui transmettent un message et exacerbent l’émotion d’une scène que des films mettant carrément en scène la création poétique littéraire.

Alors pourquoi les films sur la poésie ou sur les poètes sont-ils rarement présents dans le 7e art ?
Ce genre littéraire est-il une forme d’art difficile à rendre cinématographiquement ? ou existe t-il un manque d’intérêt à son égard ? Et comment filmer la poésie ? Que nous dit-elle de la vie et de l’art ?

C’est en écoutant les paroles des cinéastes, en analysant leurs films et en allant chercher du côté de la philosophie, chez Gaston Bachelard, que nous trouvons des éléments de réponse. Ces pistes nous aident à comprendre pourquoi et comment ces réalisateurs arrivent à séduire des producteurs et un public.


Avi Shnaidman dans l’Institutrice de Nadav Lapid. Copyright Haut et Court.

POURQUOI FILMER LA POESIE ?

UN ACTE DE RESISTANCE

« La poésie est une arme chargée de futur » Gabriel Celaya

À travers des interviews ou à travers leurs films, les réalisateurs cités évoquent la relation difficile entre la poésie et la société contemporaine. Produire un film sur la poésie serait déjà prendre le risque qu’il ne trouve pas son public. Dans une interview, lors du Festival de Cannes 2009, Jane Campion disait à propos de son film ”Bright Star” sur le poète John Keats : « un tel sujet de film a de quoi tétaniser, à une époque où tout le monde se fiche éperdument de la poésie. »[1].

Le cinéaste Lee Chang Dong raconte que même son ami poète, Hwang Ji-U a douté son projet de film sur une femme découvrant la poésie  : « Je lui ai fait part de mon idée et il m’a dit que c’était risqué. Il m’a même dit que j’avais pris la grosse tête à cause du – peu de – succès que j’avais remporté dans le passé ».[2]

Mais le risque supposé a intéressé les cinéastes qui, avec la poésie, ont porté, chacun à leur manière,  diverses réflexions sur la vie, sur le visible et l’invisible, et sur la place de l’art et du cinéma dans la société. Lee Chang Dong dit d’ailleurs que son film ”Poetry” questionne autant le spectateur sur le rôle de la poésie que sur le rôle du cinéma. Il l’interroge notamment avec cette formule :
« Que signifie la poésie en ce temps où la poésie agonise ? » où le mot « poésie » peut être remplacé par le mot « cinéma ».

Ce désamour que notre époque porte à la poésie, les cinéastes Lee Chang Dong et Nadav Lapid, l’expliquent par l’idéologie marchande qui s’est généralisée dans la société.
«La poésie est une forme d’art qui va à l’encontre de la logique du marché, de la consommation » nous dit Nadav Lapid. Dans ”l’Institutrice, «faire d’un enfant un poète, c’est lutter contre la société de consommation, cette société où on n’a plus le droit à la poésie »[3].
Lee Chang Dong met en évidence le fort matérialisme de notre société, incompatible avec la poésie: «on attache beaucoup plus d’importance à ce qui est visible, à ce qui peut nous apporter un profit direct, à tout ce qui a une valeur monétaire. Tout ce qui n’en a pas on pense que c’est inutile »[4]. Il fait à nouveau un parallèle entre la poésie et le cinéma : « A mon avis c’est pareil pour les films, on pense que ce qu’on ne voit pas dans la vie n’est pas important et que la réflexion sur la signification de la vie n’a aucune utilité. C’est pour ça qu’on croit que les films de divertissement sont plus attrayants. »

Nadav Lapid fait, lui aussi, ce rapprochement entre l’état de la poésie et celui du cinéma à travers une métaphore poétique où poètes et cinéastes parlent à une société qui ne veut pas les écouter :
« Le cinéma c’est comme la poésie. Le poète se tient debout au sommet de la montagne et lit ses textes. Mais quelle peut être la signification du fait que très peu de gens voient ? que très peu entendent ? Est-ce qu’on peut parler du haut de la montagne, quand en bas tout est vide ? »[5].

Plus largement, les cinéastes critiquent le désintérêt que la société de consommation porte à l’art, manquant ainsi ce qu’il a d’essentiel à nous apporter : nous permettre de réfléchir sur la signification de la vie, sur la nature humaine, sur notre rapport au monde, et nous apprendre à en voir la beauté.
Transmettre une forme de beauté, c’est notamment, ce que tente de faire le réalisateur Lee Chang Dong dans son cinéma : « Je pense que dans la vie on a besoin de beauté mais il faut aller au-delà de tout le côté sombre pour voir qu’il y a un autre aspect aux choses et c’est ça qui me pousse à faire des films » [6] ajoute enfin Lee Chang Dong.

Ici la poésie portée par le cinéma nous rend attentifs au monde et nous permet de résister à l’asservissement des esprits, comme la philosophie et d’une certaine manière comme la science.


Yoon Jung-hee dans Poetry de Lee Chang Dong. Copyright Diaphana Distribution

UN CINEMA POETIQUE CONTRE LA VIOLENCE

Ce rapport conflictuel entre la beauté et la laideur est mis en scène dans ces quatre films à travers lesquels la poésie vient sublimer la vie et s’opposer à la violence du monde.

Dans ” l’Institutrice”, Nadav Lapid, place un enfant poète dans une société matérialiste et violente qui ne veut pas de poésie. Ce contraste se déploie dans le film par diverses figures comme celle
du père de Yoav, un business man qui méprise toutes les personnes qui ne sont pas dans le moule du capitalisme, et qui refuse donc de cultiver le talent de son fils. Ou encore la figure de l’institutrice qui se bat pour la poésie alors que son propre fils s’est tourné vers l’armée.

D’une autre manière, on retrouve l’opposition entre la poésie et la dureté de la société, dans le film de Jane Campion “Bright Star”. Elle est incarnée par le poète John Keats dont l’activité poétique est liée au loisir et à l’étude dans une époque où déjà le travail (et l’argent qu’il rapporte) prévalait sur le reste. Le poète est montré pendant ses heures de lecture dans sa bibliothèque, ou flânant dans la prairie avec son ami Mr Brown qui rappelle que les moments d’oisiveté sont nécessaires à la création : « Quand il ne fait rien, en réalité le poète est plongé dans ses méditations ».

Dans la société bourgeoise dont fait parti Fanny, l’argent passe avant l’amour. Les amoureux qui finiront par faire fi de cet obstacle, sont tout de même conditionnés par leur éducation.
On le voit chez Fanny qui, au début du film, dénigre les poèmes de Keats et de Brown : « Mes ouvrages ont plus d’admirateurs que tous vos gribouillis réunis, et moi au moins je peux en vivre », également chez John Keats qui tente de faire fortune en Italie afin de pouvoir épouser sa bien-aimée.

Dans “Poetry”, Lee Chang Dong situe la poésie face à la maladie et au viol. L’héroïne, Mija, s’inscrit à un atelier de poésie et apprend parallèlement qu’elle est atteinte de la maladie d’alzheimer.
D’un côté, elle perd les mots en perdant la mémoire et de l’autre, elle en réinvente d’autres, grâce à la poésie. Dans le même temps, Mija découvre le suicide d’une jeune fille, Agnès, à cause du viol de plusieurs collégiens auquel a participé son petit fils. Le film alterne constamment entre la pulsion de vie à travers la poésie où l’on recherche la beauté et la pulsion de mort à travers la violence de la réalité.

Dans sa mise en scène, Lee Chang Dong utilise souvent la profondeur de champ pour montrer dans un même plan la cohabitation entre la poésie et la violence. La dure réalité apparaît au premier plan tandis que la poésie s’affiche en arrière plan. Lors des résultats de ses analyses, Mija observe un bouquet de camélias derrière le médecin et lui fait remarquer que cette fleur est le symbole de la douleur. Juste après, le médecin lui annonce sa maladie.
Pendant une réunion avec les pères des violeurs qui lui annoncent le crime de son petit fils, Mija, sous le choc, sort de la pièce et apparaît en profondeur de champ dans la rue, près de la fenêtre bordée de fleurs. Au premier plan, les pères cherchent comment acheter le silence de la famille, et en arrière plan Mija s’échappe de l’horreur en allant observer la nature et chercher l’inspiration.
Mais la poésie n’est pas détachée de la réalité et Mija habitée par la mort de la jeune fille, voit une fleur « rouge comme le sang » et une amaranthe dont la forme ressemble à celle d’ « un bouclier qui nous protège ».

Enfin, “Paterson” qui met en scène un chauffeur de bus poète, est conçu différemment puisque cette opposition entre la poésie et la violence n’est pas mise en scène frontalement mais fait partie de l’intention de départ de Jim Jarmush :  « L’idée était de faire un film sans drame, sans action, un antidote à tous ces films de violence dans lesquels tout le monde est en conflit »[7].


Adam Driver dans Paterson. Copyright Mary Cybulsk

METTRE EN SCENE LA POESIE AU CINEMA, COMMENT ?

« Les hommes imaginent plus qu’ils ne pensent, ils ont alors des expressions qui dépassent leurs pensées, pour la matière qu’ils aiment ils ont des louanges qui sont des chants de poètes.»[8].
Gaston Bachelard.

Dans ces quatre films, la création poétique est mise en scène de différentes manières mais on retrouve des étapes communes à la création : l’observation et l’imagination, qui sont source d’inspiration, puis l’écriture.

Dans “Paterson”, le poète observe la réalité qui l’entoure : il regarde ses passagers et écoute leurs conversations ou celles des clients du bar dans lequel il se rend chaque soir de la semaine, et il est attentif aux objets de son quotidien comme la boite d’allumette qui l’inspire pour le premier poème du film. Ce regard est mis en valeur par des gros plans et des panoramiques sur les objets ainsi que par des plans subjectifs assez longs sur les gens qu’il observe, en contrechamp.

Mais son regard est aussi influencé par son imagination, comme on le constate avec les jumeaux qu’il n’arrête pas de voir à partir du moment où sa compagne, Laura, lui raconte son rêve. Ou encore, avec les plans de Laura chez eux qui essaie ses robes farfelues pendant qu’il conduit, et qui, plutôt qu’un simple montage parallèle, semblent faire partie des rêvasseries de Paterson puisqu’il esquisse un sourire amusé.

Vient ensuite l’écriture. Paterson couche ses vers dans son « carnet secret » à son volant le matin avant de commencer le travail, à sa pause-déjeuner sur le banc face à la cascade de la ville, et le soir dans son bureau au sous-sol de sa maison.

Jim Jarmush met en scène ce procédé créatif presque toujours de la même façon pour chaque poème. D’abord, apparaissent les plans sur les objets ou sur les personnes qui l’inspirent. Puis vient une musique relaxante aux sonorités bouddhistes, qui monte en intensité pour nous plonger dans l’espace poétique et enfin surgit la voix du poète qui récite son poème accompagné du texte qui apparaît à l’écran. Avant, pendant, ou après le poème, nous voyons Paterson qui marche entre son travail et sa maison comme si les mots naissaient durant ses trajets.

Les images qui accompagnent les poèmes s’enchaînent souvent par surimpression, jouant ainsi avec la fluidité des vers. Elles sont issues de la réalité du protagonniste où l’on voit Paterson marcher, écrire, conduire, penser à Laura, regarder les gens ou les objets qui l’entourent. Mais on remarque aussi un deuxième type d’images, subliminales, comme la cascade que l’on voit à différentes échelles de plans, ou encore le feu de l’allumette en gros plan.

Ces plans d’eau et de feu, choisis par Jim Jarmush, évoquent Gaston Bachelard et sa classification des images poétiques selon les quatre éléments : l’eau, le feu, la terre, et l’air. «Depuis 15 ans comme un enthousiaste botaniste, je recueille les images de la matière et malgré leurs infinies variations, je classe aisément toutes ces images selon qu’elles font revivre les quatre éléments ». Pour le philosophe, tout grand poète, qui est à la fois original et profond, s’attache au moins à un de ces éléments poétiques, avec lequel il ne fait qu’un: « Le poète donne sa voix et son âme à l’expression des forces cosmiques élémentaires. ». Cette idée de fusion entre le poète et la matière est illustrée dans un vers de “Love Poem”, du poète américain Ron Padgett, attribué à Paterson : « Moi devenu cigarette et toi allumette ou moi allumette et toi cigarette, brûlants de baisers que l’on grille jusqu’au paradis ».

Et elle est également formulée ainsi par John Keats lorsqu’il donne un cours de poésie à Fanny :  « Un poète est la chose la moins poétique qui soit ; car il n’a pas d’identité propre – il est constamment forme et matière d’un autre corps ».

Dans “Bright Star”, la première partie du film montre le poète au travail, qui recherche l’inspiration qui lui manque, trop perturbé par la maladie de son frère et par l’échec de son recueil de poèmes “Endymion”. Sa rencontre avec Fanny le trouble et les deux jeunes gens s’observent et s’apprivoisent. C’est à la moitié du film que la poésie se déploie, au moment où la passion amoureuse s’installe chez John Keats et Fanny Brawne et qui redonne au poète toute son inspiration. Il écrit des lettres à Fanny dans un style poétique et compose de nouveaux poèmes.
Jane Campion met en scène la poésie en utilisant tour à tour la voix-off ou la récitation en voix directe, sans musique ajoutée. Les poèmes sont d’abord dits par John Keats puis Fanny en prend possession elle aussi.

Ils naissent avec la voix-off de John sur des plans subjectifs de Fanny qui le regarde en train d’écrire et de rêver près d’un arbre en fleur ; Keats lui récite son poème d’amour “ Bright Star” dans une scène où ils sont enlacés l’un et l’autre sur un canapé ; ils s’échangent tour à tour les vers de “La Belle Dame sans Merci” ; et enfin, dans une dernière séquence chargée de lyrisme, c’est Fanny en deuil qui se récite ”Bright Star” en arpentant la lande accompagnée cette fois des notes délicates et tristes du thème musical du film.

Chez Jane Campion, la mise-en-scène de la poésie est plutôt réaliste, elle est intégrée naturellement au reste du film comme un dialogue, ou une lettre lue. La réalisatrice n’amène pas d’images subliminales mais guide sa caméra en suivant les regards des deux amants, en s’attardant sur leurs visages et en magnifiant la nature qui les entoure par des plans picturaux, inspirés de tableaux de Monet.

À l’inverse de “Paterson”, dont la création poétique nait du prosaïsme du quotidien, la création est filmée de manière mystique chez Yoav où les mots jaillissent chez lui dans une sorte de transe où il fait les cent pas et s’exclame : « J’ai un poème ! » avant de le réciter. Si, pour lui, l’acte est naturel, pour les spectateurs et pour son institutrice Nira, ces mots mâtures, beaux et puissants, sortis de la bouche d’un enfant de cinq ans relèvent du prodige. L’effet est d’autant plus saisissant que le miracle de la poésie s’opère dans l’univers réaliste du film.

Dans la mise en scène des poèmes inventés et dits par Yoav (qui sont en fait ceux du cinéaste qu’il écrivit entre quatre et sept ans) la caméra, toujours à sa hauteur, se rapproche un peu plus à chaque fois du petit garçon, comme si elle essayait progressivement de percer son mystère.
Pour Hagar, Nadav Lapid filme Yoav dans la cour, proche mais avec une certaine distance, dans un mouvement panoramique qui permet de suivre le garçon. Avec le poème sur le lion, filmé dans l’école, la caméra suit le même principe que précédemment mais cadre l’enfant plus près.
Enfin, lors du dernier poème sur la rupture, Yoav fait ses allers-retours cette fois en direction de la caméra et s’y approche frontalement, jusqu’à la heurter et apparaître en gros plan.
La longueur des poèmes évolue elle aussi dans le film. Le premier,” Hagar”, est constitué de cinq vers, « Hagar est assez belle/Assez pour moi/Une pluie d’or tombe sur sa maison/Véritable soleil de Dieu » tandis que les suivants sont de plus en plus longs.

Ainsi, dans “l’Institutrice”, la poésie nous transperce par une mise en scène simple en apparence mais très construite. Et c’est justement cette apparente simplicité qui permet au spectateur d’entendre le plus important, le texte. “Le sage Tching-Tchang” que récite un soir Yoav à sa maîtresse par téléphone, fait figure d’exception dans la mise en scène des précédents poèmes, et met en évidence cette attention que le réalisateur donne à la portée des mots, à leur réception. En effet, via l’objet “téléphone”, on peut y voir l’idée que les poèmes sont destinés à quelqu’un, qu’ils vont vers quelque chose, et qu’il faut les saisir à la volée avant qu’ils ne disparaissent.
C’est ce que tente de faire Nira qui se voit investie d’une mission et capture les mots dans un cahier pour les garder et sauver Yoav de ce « monde qui hait les poètes ».

Alors que dans « Bright Star », dans « Paterson » et dans « l’Institutrice », les cinéastes mettent en scène des poètes « confirmés », « Poetry » nous présente une dame qui fait l’apprentissage de la poésie assez tardivement. Elle apprend d’abord à regarder pour la première fois son quotidien, comme cette pomme que son professeur lui demande d’examiner sous toutes ses coutures, de la sentir, de la goûter et de l’imaginer caressée par un rayon de soleil.

Dans le même esprit que Jim Jarmush, Lee Chang Dong filme les éléments du quotidien, la vaisselle sale, la cuisine, les lieux de vie, mais il s’attache aussi beaucoup à filmer la nature, les fleurs, les abricots, les arbres, l’eau. Il n’est pas question d’observer uniquement des objets de beauté mais de regarder aussi la laideur, comme dans la scène où Mija se rend au collège de son petit fils et observe avec effroi le laboratoire où s’est passé le viol.

Après le temps de l’observation, Mija tente d’écrire son premier poème mais elle a du mal, et c’est petit à petit au cours du film, à force de regarder le monde et par l’influence des évènements qu’elle est en train de vivre, qu’elle parvient à rédiger des bribes de poèmes.

Lee Chang Dong donne à voir ces courts poèmes par des gros plans sur le carnet de Mija où s’inscrivent les mots : « Le chant des oiseaux. Que chantent-ils ? ».

Il n’y ajoute pas de voix off ni de musique. Il filme la page blanche où les mots naissent.
Le cinéaste propose une variation dans la mise en scène en filmant une feuille vierge sur laquelle viennent s’écraser quelques gouttes de pluie. Le plan mêlée à la tristesse de Mija fait écho à des larmes qu’elle retient encore et créé une image poétique sans avoir besoin des mots cette fois.
D’autres poèmes sont également récités lors des soirées d’un club de lecture où Mija se rend pour écouter. Elle admire le talent de certains, se demande comment naît l’inspiration, et s’offusque de la poésie d’un inspecteur de police qui compose dans un autre registre, avec humour et grivoiserie.

C’est à la fin du film que le poème de Mija réussit à s’échapper de sa tête. Son expérience et son ouverture à ses sensations et à celles du monde ont fait murir les mots et ont donné naissance à « La chanson d’Agnès », un poème qui fait parler la défunte. Pour ce dernier poème le réalisateur change sa mise en scène. La voix off de Mija récite le texte sur des plans qui se succèdent : sa maison, sa rue et ses habitants, la maison d’Agnès, son collège. Puis la voix de la jeune fille prend le relais et on la découvre de dos, sur le pont d’où elle s’est jetée, et enfin de face dans un dernier long regard qu’elle adresse à la caméra.

Les quatre films cités ont plus en commun que le simple traitement d’un genre littéraire. En choisissant la Poésie, les réalisateurs réfléchissent sur l’acte de création et sur le rapport qu’entretiennent le poète et le cinéaste avec le monde. Ils rendent cinématographique le sujet en mettant en scène deux types de temporalité, celle de l’observation et de la rêverie, nécessaires à la création puis celle de l’écriture. Entre ces deux temps, il placent le mouvement, incarné par la marche et la balade, qui apparaît comme une action propice à la maturation et au surgissement des mots.

Par ailleurs, en utilisant le plus souvent la voix directe, la voix over ou la voix off, pour transmettre les poèmes aux spectateurs, ils renouent avec l’oralité originelle de la Poésie. Sur les textes, ils ajoutent des images qui ne sont pas illustratrices mais qui restent évocatrices, permettant ainsi de ne pas brider l’imagination des spectateurs.

Pour ces cinéastes, filmer la Poésie c’est donc nous apprendre à laisser une place à la rêverie, à voir au-delà des apparences, à nous permettre de nous interroger sur la profondeur et le mystère de la vie. Filmer la Poésie c’est aussi pour ces cinéastes, entrer en résistance, nous inciter à le faire et participer à la lutte contre la violence.

Fanny PELINQ
(Réalisatrice)

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[1] Interview de Jane Campion, à propos de son film, Bright Star par Christian Georges à Cannes. 2009.

E-media, le portail romand de l’éducation aux médias. https://bdper.plandetudes.ch/uploads/ressources/2703/Bright_Star.pdf

[2] Interview de Lee Chang Dong à propos de son film, Poetry. 2012.  https://www.cairn.info/revue-poesie-2012-1-page-270.htm?try_download=1

[3] Interview de Nadav Lapid à propos de son film, L’institutrice, par Olivier Père à Cannes 2014. Arte. https://www.arte.tv/fr/videos/055519-005-A/l-institutrice-rencontre-avec-le-realisateur-nadav-lapid/

[4] Interview de Lee Chang Dong à propos de son film, Poetry. 2010. Allociné. http://www.allocine.fr/personne/fichepersonne-28649/interviews/?cmedia=19136381

[5] Entretien avec Nadav Lapid. Les Cahiers du cinéma. Septembre 2014.

[6] Interview de Lee Chang Dong à propos de son film, Poetry. 2012.  https://www.cairn.info/revue-poesie-2012-1-page-270.htm?try_download=1

[7] Interview de Jim Jarmus par Antoine Duplan pour Le temps. 2016. https://www.letemps.ch/culture/jim-jarmusch-propos-paterson-lidee-etait-faire-un-film-drame

[8] Gaston Bachelard « Causeries sur l’imagination poétique. La poésie et les éléments». Entretien radiophonique sur France Culture. 1954