Jack L. Warner, chroniques d’un empereur des studios

A la fois fourbe et brillant, réactionnaire et moderne, Jack Warner est certainement l’un des personnages les plus fascinants d’Hollywood, symbole de l’âge d’or et de la chute d’une certaine idée de cinéma. Entre trahisons, réussites et échecs, retour sur les flamboyantes dernières années de celui qui aimait se faire appeler « le Colonel ».

Jack L. Warner (Photo: Canadian Hall of Fame)

C’était le dernier Nabab. Né Jacob Wonskolaser de parents fraichement immigrés de Russie, américanisé Jack Warner, il est un des grands bâtisseurs du cinéma américain. L’image parfaite du self-made man : né en même temps que le cinéma dans une relative pauvreté, il devient projectionniste à l’adolescence pour gagner quelques dollars. Avec ses trois frères, ils décident de se lancer dans la production, et lancent la Warner Bros. en 1923. A force d’innovations technologiques – premier film sonore (Le Chanteur de Jazz, 1927), premier film entièrement en couleurs (La Revue en Folie, 1929) – leur société rejoint rapidement le club très select des Big Five, les majors, principaux studios de cinéma à Hollywood.

Shakespeare à Hollywood

Mais Jack, benjamin de la fratrie, a toujours été dans l’ombre de ses frères. En 1958, il ne supporte plus de voir son grand frère Harry prendre toutes les décisions importantes. Il veut que l’Histoire se souvienne de son prénom. Il veut être le seul à régner sur le royaume Warner Bros. Mais chez les Wonskolaser, la mégalomanie est de famille. Même âgé, son frère n’aurait jamais accepté de lui céder ses parts.

Jack fait alors la rencontre à Boston de Serge Semenenko, banquier à la First National. Entre le banquier ukrainien et le producteur russe, le courant passe. Dans le plus grand secret, ils vont mettre en place une stratégie fratricide digne d’un drame de Shakespeare. De retour à Hollywood, Jack annonce à ses frères Harry et Albert qu’un groupe d’investisseurs de la First National Bank est prête à racheter à bon prix leurs parts à tous les trois. Convaincu par Jack, Harry et Albert finissent par accepter : ils vont bientôt sur leurs 80 ans et ont bien mérité une retraite. De plus, la santé économique de la Warner est assez mauvaise.

Sauf qu’il n’y a jamais eu de groupes d’investisseurs. Tout était faux. L’opération était pilotée en fin arnaqueur par Jack Warner. Sitôt les contrats de vente signés, Jack rachète à Semenenko toutes les parts de la Warner, devenant ainsi le seul maître à bord. Harry ne se remettra jamais de cette trahison, et meurt d’un AVC quelques semaines plus tard.

Jack aura aussi quelques moments difficiles. Un grave accident de moto l’hospitalisera quelques semaines. Mais à son retour, il jubile. Le voilà, tel qu’il a toujours rêvé d’être, Président de la Warner Bros. Le pouvoir et la gloire. Il se promène à travers son empire le long du Warner Boulevard à Burbank, contemplant tout ce qui lui appartient. Il pose allégrement pour les caméras et les photographes, avec son costume complet, son petit sourire, sa fine moustache. Le voilà devant une vue aérienne de ses studios, avec ses stars, ou recevant un Oscar d’honneur ou une décoration. Il exige d’apparaître en son nom propre, Jack L. Warner, dans toutes les productions du Studio, et sur tous les communiqués de presse.

Mais il est peut-être le roi de la Warner, mais la Warner n’était pas tout à fait la reine d’Hollywood. Or pour régner dans le centre de gravité du cinéma mondial, il n’y a pas de secret : il faut faire un Grand Film.

My Fair Lady

Quoi de mieux pour faire un grand film qu’utiliser la bonne vieille recette du Hollywood classique : adapter une comédie musicale. Or, il y avait à cette époque un spectacle immanquable à Broadway : My Fair Lady, record du nombre de représentations et d’années à l’affiche. Alors qu’en 1962, on annonce la dernière du spectacle, le moment était idéal pour en produire une adaptation.

Pour être certain d’être le seul sur le coup, Jack Warner met sur la table cinq millions de dollars. Dans l’histoire du cinéma, on n’a jamais vu un tel pactole pour des acquisitions de droits. Et le jeu des records ne s’arrête pas là : Warner débloque 17 millions de dollars supplémentaires pour financer le film – soit le budget le plus important de l’histoire pour un film américain au moment de sa production. Quant aux vedettes, si Rex Harisson qui jouait le premier rôle masculin dans la pièce est repris pour le film, pas question pour Jack de garder Julie Andrews, rôle principal du spectacle, alors inconnue. Sur ce point, il est très clair : il faut une star, à la fois dans lignée des grandes actrices et résolument moderne : Audrey Hepburn, alors au sommet de gloire, est choisie. Pour la réalisation, il embauche un grand maître des adaptations littéraires et dramatiques, Georges Cukor. Aux journalistes, Jack annonce le nouveau Autant en emporte le vent. Le frémissement et l’attente sont à leur comble. Jack se frotte les mains, jubile : décidément, il sait y faire.

Et le public ne dément pas. Le succès est au rendez-vous, couronné par trois Golden Globes et huit Oscars, dont, cerise sur le gâteau, le très prestigieux Oscar du Meilleur Film, décerné à M. Jack L. Warner en personne.

Maintenant qu’il régnait sur Hollywood, un Oscar en guise de couronne, il fallait entrer dans l’Histoire. Pour ce faire, il faut changer les codes. Produire le film qu’on n’attendrait pas.

Qui a peur de Jack Warner ?

A la surprise générale, Jack acquiert en 1965 les droits d’une pièce subversive, Qui a peur de Virginia Woolf, qui traite d’un divorce houleux. Mais à cette époque, le cinéma hollywoodien se devait d’être puritain et moral, régie par une loi de censure, le Code Hays. Il était évident que Qui a peur de Virginia Woolf ne passerait cette censure. Et pourtant, Jack réussit à respecter le code à la lettre, tout en le poussant à bout, dans son adaptation réalisé par le jeune débutant Mike Nichols (à qui on devra plus tard Le Lauréat).

Mais ce que Jack ne sait pas, c’est qu’en se croyant révolutionnaire, il a créé la logique qui le détruirait. Alors qu’émerge le mouvement hippie et la contre-culture, face au succès de Qui a peur de Virginia Woolf, de jeunes auteurs commencent à se rendre compte qu’un nouveau cinéma est possible à Hollywood. Eux aussi veulent leur part du gâteau. Un jeune acteur, Warren Beatty, vient le voir avec un scénario qu’il a lu et qu’il veut produire : Bonnie & Clyde. Jack déteste : c’est immoral, pas clair, et ça ne passera jamais le Code Hays. En même temps, Jack voit bien que le film a un fort potentiel commercial, et accepte de lancer la production, à condition qu’il soit réécrit.

On se met au travail, et rapidement quelques scènes sont tournées. On montre les rushes à Jack. Warren Beatty et toute l’équipe attendent avec crispation la réaction du Colonel. Il est fou de rage. Il trouve ça immoral, et voyeuriste. Qu’on ne lui parle plus de ce film.

La mort d’un géant

En 1966, les derniers films produits par Jack, restés très sobres et classiques, n’ont pas eu le succès attendu. Différentes contraintes financières poussent Jack à vendre ses parts de la Warner, et à prendre une semi-retraite, tout en restant producteur associé de la maison. On lui a promis un droit de regard. Mais dans les faits, sans s’en rendre compte, il a déjà tiré sa révérence, comme l’ont fait avant lui les autres Nababs : Samuel Goldwyn, Louis Mayer ou David O. Selznick.

Face à la pression de groupes de boycott, le Code Hayes est en passe d’être abrogé à la fin de l’année 1966. C’est le moment idéal pour donner un grand coup dans le cocotier, et Seven Arts, qui a racheté la Warner, décide de relancer la production et de sortir Bonnie & Clyde, peu importe ce que raconte le vieux Jack.

La suite, c’est une autre histoire. Celle du Nouvel Hollywood. Bonnie & Clyde fera bel et bien éclaté le Code Hays, et ouvrira la porte à une série de production toujours plus libres et folles, dont l’apothéose sera certainement Easy Rider en 1969. Quant à Jack, il quittera définitivement la Warner, et continuera à travailler comme producteur indépendant, tout en protestant contre ce « Nouvel Hollywood » qui l’a remplacé. A la télévision, il s’enrage contre les communistes, qui sont « partout », se présente comme un vif partisan de la guerre au Vietnam, et tient des propos de plus en plus incohérents. Ce sont les premiers signe d’une maladie d’Alzheimer qui le rongera jusqu’à sa mort. Il décède d’une inflammation du cœur, le 9 septembre 1973, à l’âge de 86 ans, alors que la Warner préparait la sortie de L’Exorciste de William Friedkin, un film bien éloigné des comédies musicales que Jack affectionnait.

Par Pierre Charpilloz