KRAMER VS. GODARD : Deux films de cinéastes au travail au Cinéma du Réel 2019

Wundkanal (1984) de Thomas Harlan

« Un festival doit permettre aux artistes de trouver les ressources et l’énergie pour continuer à créer. » Ce noble souhait était celui de Catherine Bizern, la nouvelle directrice artistique du festival documentaire Cinéma du réel qui vient de s’achever au Centre Pompidou. Pour illustrer ce propos, j’aimerais vous parler de deux trouvailles glanées dans la section FABRIQUER LE CINEMA de cette 41e édition du “Réel”.

Ces deux films réalisés il y a 25 ans, sont tous les deux d’une importance majeure, bien qu’ils soient chacun d’un style très différent.
Le premier, c’est Notre Nazi (1984) de Robert Kramer. Avec sa caméra vidéo, le réalisateur américain a filmé une grande production cinéma d’un réalisateur allemand qu’il connaissait depuis longtemps.
Résumé ainsi, son film s’annoncerait comme simple making-of destiné à la section bonus d’un DVD; mais l’ère numérique n’était pas encore là et le support DVD inexistant. Robert Kramer était l’invité sur le plateau de tournage de son collègue pour réaliser un “Feedback” (titre original du projet).

Le cinéaste allemand s’appelle Thomas Harlan et il a des doutes sur son entreprise. Nous sommes en 1983 à Paris où Harlan tourne un film de fiction, Wundkanal, avec un vrai criminel de guerre nazi dans le rôle principal. Il s’agit d’Alfred Filbert, condamné à la prison à perpétuité en 1960, libéré pour raisons de santé 15 ans plus tard. « Thomas connaît trop bien le temps nazi pour confier à un acteur quelconque un rôle que seul un vrai professionnel peut interpréter, » nous raconte Kramer en voix off laconique, « car son père, Veit Harlan, était la star du cinéma Nazi. Comme le dit Thomas lui-même : chacun dans sa spécialité, ils sont allés jusqu’au bout de la nuit sans rien comprendre. »

Robert Kramer, lui, est d’origine juive, une bonne partie de l’équipe réunie sur le plateau du film l’est également. L’ancien nazi l’ignore, peut-être même que cela ne l’intéresserait pas. C’est un homme âgé et malade qui s’est pris au jeu, qui se plaît visiblement dans son rôle. Pour lui, Robert Kramer avec sa caméra qui observe tout, c’est simplement « le Monsieur Curieux ».

Notre Nazi montre ce qui échappe aux intentions du cinéaste Thomas Harlan. Nous suivons l’acharnement du fils Harlan contre la génération des pères nazis tout en découvrant des ressemblances étranges, en mille facettes. Nous lisons la consternation croissante sur les visages de l’équipe française, en gros plans, en très gros plans, nous l’entendons également dans leurs discussions au fur et à mesure que le tournage avance. Notre Nazi est rigoureusement mis en scène, et c’est d’ailleurs Robert Kramer lui-même qui, le premier, y joue cartes sur table, s’adressant de derrière sa caméra au vieux nazi : « Je m’intéresse pas vraiment à tous ces sujets dont vous discutez avec Monsieur Harlan. Ce sont des choses très spécifiques, c’est pour les spécialistes de cette période. Je crois que vous êtes coupable des plus grands crimes possibles ! »

Des années plus tard, Robert Kramer parlera de Notre Nazi comme l’un de ses films préférés. « Je ne pense pas qu’il ait grand-chose à voir avec le film de Thomas Harlan. C’est un film à propos de l’abîme qui sépare le Nouveau Monde de l’Europe. » Au moment du tournage, Kramer était installé en France depuis à peine 4 ans.

Le cinéaste travaille à en observer un autre et a trouvé la bonne distance pour le faire : une distance qui lui permet de poser un doute sur ce que peut le cinéma, sur l’essence même du septième art.

Car malgré les apparences, malgré l’air fâché du vieux Filbert à la fin du film, nous apprenons que Filbert parlera de cette expérience de cinéma comme du plus grand moment de sa vie ! « Et ça, ça fait rêver… non ? » seront donc les derniers mots d’un documentaire qui dépasse en force la fiction dont il est le commentaire.

Notre Nazi

Si Robert Kramer était l’une des figures tutélaires du réalisateur qui se met en scène, Jean-Luc Godard en est certainement une autre. Et, si à la sortie de la salle obscure, on se remet difficilement de Notre Nazi (1984) de Kramer, on sort souriant du Scénario du film Passion (1982) de Godard. Si Kramer filme sur le plateau de tournage d’un autre cinéaste, Godard se met en scène lui-même après avoir achevé sa “superproduction” Passion

« Amis et ennemis, bonsoir. On est là pour parler du scénario d’un film, Passion. » Ce scénario a ceci de particulier : Godard l’a écrit après l’avoir vu ! Dans un souci de faire un film en se laissant guider par le réel, « voir si ce monde existait pour pouvoir le filmer ensuite ».

Mais qu’est-ce que c’est que voir un scénario ?

Godard nous invite à le suivre, de la page blanche – qui de fait est un écran blanc – d’où surgit une idée vague, celle d’une « jeune femme en fleurs qui court », à la conclusion : « Ton scénario est fini ».

Processus d’une grande générosité, démonstratif certes mais qu’on suit sans la moindre hésitation ; car ça marche à merveille, d’un bout à l’autre ! Autofiction ou réalité d’un scénario en devenir, qu’importe tant le résultat est brillant et lumineux. Combien un film comme celui-ci fait du bien au cinéaste qui le regarde ! Et, on l’espère, aux autres aussi….

Scénario du film Passion de Godard

Notre nazi (1984) de Robert Kramer / 114 min / Couleur. Disponible en DVD supplément du coffret
Thomas Harlan : Wundkanal
http://www.potemkine.fr/Potemkine-fiche-film/Wundkanal-notre-nazi-49/pa11m5pr6028.html

Scénario du film Passion (1982) de Jean-Luc Godard / 54 min / Couleur. Sur le site Derives : http://derives.tv/scenario-du-film-passion/

Anke Zeugner