Adam Driver, l’homme qui n’était pas là

Vingt-quatre images par seconde ne suffisent pas toujours à retenir la bobine d’un comédien. Et pourtant, il est difficile d’échapper à la sienne. Cette dernière saison cinématographique 2017-2018 l’a vu prendre ses quartiers dans les salles obscures pour pas moins de quatre films, dont deux furent projetés au Festival de Cannes cette année. Adam Driver… Ce nom reste encore parfois difficile à saisir pour les spectateurs. On le réduit alors bien souvent à ses deux personnages les plus connus : le mec de Girls et le méchant de Star Wars. Entre les deux, ce sont des apparitions qui ne manquent pas non plus de marquer les esprits. Son corps élastique et sa voix chaude participent d’une nonchalance qui a fini par séduire le public à son tour. Il incarne ainsi depuis quelques années le stéréotype du trentenaire new-yorkais décontracté, un masque habilement constitué pour réprimer un sentiment de tumulte intérieur. Voici donc le portrait de cet acteur tout aussi inoubliable qu’insaisissable.

Adam Driver dans le rôle d’Al Cody pour le film “Inside Llewyn Davis” des frères Coen – Photo©StudioCanal ;

Qui êtes vous M. Driver ?

Avec son visage émacié et ses traits taillés à la serpe qu’encadrent deux grandes oreilles, la physionomie d’Adam Driver renvoie directement à la culture de l’americana la plus profonde. L’acteur naît d’ailleurs dans l’inconscient collectif cinématographique avec un chapeau de cow-boy et une guitare dans le film des frères Coen Inside Llewyn Davis sorti en 2013. La scène se passe au début des années 60 dans un studio new-yorkais où Oscar Isaac et Justin Timberlake enregistrent une chanson folk contestataire, Please Mr Kennedy : “Please Mr. Kennedy, I don’t wanna go / Please don’t shoot me into outer space”. L’attention du spectateur se détourne très vite des deux musiciens pour s’orienter vers un grand échalas qui ponctue les harmonies d’onomatopées à grand renfort de grimaces. La scène et l’écran lui appartiennent désormais. Il aura suffi de quelques minutes pour que le second rôle passe au premier plan. La preuve en images :

Adam Driver peut se targuer de pouvoir incarner à la fois la culture mainstream et l’esprit protestataire qui souffle sur l’Amérique des années 60 et 70. C’est même peut-être pour ça qu’il a séduit Spike Lee lorsque le réalisateur cherchait son Flip Zimmerman pour BlacKkKlansman : J’ai infiltré le Ku Klux Klan. Le comédien se fond en effet à merveille dans le rôle d’un policier qui traîne sa carcasse dans les bureaux d’un commissariat du Colorado. Jeff Nichols ne s’était donc pas trompé non plus en lui confiant le rôle de Paul Sevier, analyste pour la NSA, l’Agence nationale de la sécurité, dans son film Midnight Special sorti en 2016. Le costume gris qu’endosse l’acteur renvoie directement à l’archétype du policier ou du journaliste dépeint dans un certain cinéma politique des années 70. Des réalisateurs comme Alan J. Pakula, Hal Ashby, Robert Altman, Jerry Schatzberg ou encore Sidney Lumet se seraient sans doute fort bien accommodés de ce héros très discret.

Cette affinité avec le Nouvel Hollywood semble tant lui coller à la peau qu’il endosse le rôle de Rick Smolan, reporter du National Geographic, dans le film Tracks dont l’action prend place dans les années 70. John Curran, son réalisateur, y montre la traversée du désert australien par une jeune femme de 27 ans. Cheveux gras au vent,  larges Ray-Ban à monture dorée, chemise militaire aux manches retroussées et short taillé à même le jean, Adam Driver rappelle le reporter David Locke qu’incarne Jack Nicholson pour Antonioni dans Profession Reporter… Sorti en 1975 ! Mais là où le réalisateur italien engage son personnage principal dans une quête identitaire grâce à la traversée du désert africain, John Curran, lui, rétrograde le rôle de Rick Smolan au second plan dans le cadre d’un reportage photo. Adam Driver suit à la trace sa partenaire de jeu, Mia Wasikowska, sans jamais lui voler la vedette. Sa présence à l’écran n’aura pourtant de cesse de hanter le spectateur pendant presque deux heures.

Adam Driver dans le rôle de Rick Smolan pour le film “Tracks” de John Curran – Photo©REX FEATURES ;

Si les voies du Seigneur sont impénétrables, alors faut-il voir en Adam Driver son oracle. En effet, c’est avec une imprévisibilité manifeste que l’acteur se fraie un chemin à contre-courant parmi les sentiers tortueux d’Hollywood. Sa présence au casting de Logan Lucky n’a donc pas de quoi surprendre. Réalisé en 2016, le film marque le retour de Steven Soderbergh derrière la caméra mais aussi la rencontre inconsciente entre deux âmes sœurs. L’acteur et le cinéaste sont tous les deux des enfants du fin fond de l’Amérique (l’Indiana pour le premier, la Louisiane pour le second). Mais surtout l’un comme l’autre vogue comme bon lui semble entre succès commerciaux (Star Wars, Magic Mike) et films intimistes (Hungry Hearts, Schizopolis). Il n’est alors pas étonnant de voir l’acteur endosser le rôle de Clyde Logan, un vétéran d’Irak manchot qui végète en Caroline du Nord avant que son frère ne lui propose de braquer le coffre fort d’un circuit de course automobile. Soderbergh signe là un Ocean’s Eleven en mode mineur mais tout aussi jouissif sur les laissés-pour-compte de l’Amérique, celle où lui-même et son comédien ont grandi.

Ces quelques rôles suffisent à confirmer le choix auteuriste d’une carrière que l’acteur affirme poursuivre selon ses envies. Il est ainsi l’officier télégraphe Samuel Beckwith dans le Lincoln de Spielberg, le cinéaste hipster Jamie dans While we’re young de Noah Baumbach, le père Francisco Garupe dans le Silence de Scorsese, le taiseux chauffeur de bus Paterson chez Jim Jarmusch, pour finir par devenir le grand méchant n°1 de la nouvelle trilogie Star Wars dans le rôle de Kylo Ren. Ces quelques titres devraient suffire à convaincre le lecteur encore réticent des affinités de l’acteur avec un cinéma qui l’a vu grandir, entre New-York et Hollywood, Sundance et Los Angeles, où se joue éternellement le match retour de l’indépendant contre le mainstream.  Peu importe les genres, Adam Driver se sent à l’aise partout et chez tout le monde. Cet éclectisme lui permet d’aligner les grands noms dans son CV et de multiplier les apparitions sur les écrans comme bon lui semble, du sketch parodique du Saturday Night Live à la fresque historique sur grand écran.

Quelque chose semble pourtant nous échapper chez lui. Il n’est jamais tout à fait là. Sans doute faut-il y voir une timidité intempestive ou bien cette même introspection maladive ? Ou encore s’agit-il tout simplement d’un défaut physique dû à la légère torsion de son nez, qui nous donne l’impression de le voir constamment de trois-quart ? Adam Driver maîtrise l’art de la fugue sans aucun doute possible. La preuve ? Son nom n’évoque encore qu’un vague souvenir dans la mémoire du spectateur, exception faite du geek fan de Star Wars et du public féminin conquis par sa masculinité exacerbée dans Girls de Lena Dunham. Mais qui êtes-vous donc M. Driver ?

A serious man

Adam Driver pourrait presque syncrétiser à lui seul la quintessence de l’univers cinématographique des frères Coen. Son jeu oscille constamment entre l’introversion de Barton Fink et la folie destructrice du serial-killer de No country for old men. Ce flegme paradoxal le poursuit hors-plateau, donnant ainsi l’impression de l’apercevoir en retrait, à la manière du Barber Ed Crane, l’homme qui n’était pas là… Adam Driver se traîne depuis mal d’années une réputation d’homme sérieux, sans doute à cause de son physique et de son comportement. A croire qu’une silhouette élancée et un air songeur suffisent à inspirer la gravité au premier venu. Et bien détrompez-vous ! Lorsque l’acteur délaisse les oripeaux de Kylo Ren, c’est pour donner voix au grand garçon facétieux dont il n’a jamais vraiment lâché la main depuis l’enfance.

Adam Douglas Driver naît le 19 novembre 1983. Ses parents divorcent lorsqu’il souffle sa septième bougie. Sa mère, juriste, déménage alors pour l’Indiana où elle rejoint un pasteur baptiste. Le voici maintenant obligé de chanter les louanges du Seigneur dans la chorale de la paroisse locale. Cette période lui permettra de développer un certain faible pour la musique classique, notamment celle de Rachmaninov, mais aussi pour le jazz. Aujourd’hui, il se plaît même à collectionner divers instruments et à jouer du piano entre amis à l’occasion.

Adam Driver adolescent – Photo©Walter McBride / Retna Ltd. ;

Cette éducation religieuse stricte ne l’empêchera pas d’emprunter les voies de la marginalité dès l’adolescence, comme l’acteur se plaît à le raconter en interview. Le grand escogriffe traîne sa carcasse nonchalante sur les toits des relais radios et trompe son ennui en brûlant ce qui lui tombe sous la main, au point de se retrouver à deux doigts d’incendier une salle de mariage. Son coup de maître ? La création d’un fight club, inspiré du film éponyme de David Fincher sorti en 1999. Quelques règles de l’époque lui reviennent aujourd’hui en mémoire. Parmi elles, ne jamais frapper dans les testicules.  « Il y a un mec qui est passé par là à vélo une fois en disant « Qu’est-ce que vous faites les gars? » donc je me suis battu avec lui. » se rappelle-t-il ainsi dans le magazine «M» de WWD.

Sa bande de copains finit par lui donner l’occasion de faire ses premières apparitions dans des films amateurs. Parmi les accessoires utilisés, de faux pistolets retiennent l’attention de la police locale, ce qui a le don d’amuser les vidéastes en herbe. Cet amour naissant pour le cinéma, c’est grand-papa Driver qui va l’entretenir sans avoir l’air d’y toucher. Le tout jeune Adam va disposer grâce à son magnétoscope d’un catalogue de près de 2500 films enregistrés à l’âge d’or de la VHS, celui où “le vidéoclub était le seul lien avec le reste du monde”. Ainsi le marginal de l’Arizona se forge-t-il une culture cinématographique aussi éclectique que le sera sa filmographie, savourant aussi bien les péripéties de John McLane dans Piège de Cristal que des oeuvres jugées plus légitimes, parmi lesquelles celles de Martin Scorsese ou encore Federico Fellini.

Adam Driver, un lycée bien agité – Photo©Brian Doty ;

La suite logique de cette ouverture culturelle le voit auditionner à la prestigieuse Juilliard School. Adam Driver embarque donc à bord d’une Lincoln direction New-York. Mais une fois sur place, il déchante très vite. Le jury ne semble pas convaincu par sa prestation. Ironie du sort, c’est un élève de l’école qui partagera plus tard l’affiche à ses côtés dans Star Wars : Oscar Isaac. L’aspirant comédien ne se laisse pas décourager pour autant et poursuit sa route un peu plus à l’Ouest, direction Los Angeles… D’où il revient à peine quelques jours plus tard et sans le sou ! Le voici donc revenu à la case départ chez ses parents qui lui demandent tout naturellement de payer un loyer de 200 dollars pour rester vivre sous leur toit. L’adolescent enchaîne donc les petits boulots, ce qui l’amène à faire du porte-à-porte pour vendre des aspirateurs puis à faire du télémarketing pour une société d’imperméabilisation.

Un Marine à Hollywood : escale à New-York

U.S. Marine Lance Cpl. Adam Driver – Photo©Rodney Wright ;

Si le 11 septembre 2001 marque la fin d’une civilisation et le déclin de l’empire américain, c’est aussi une date clé qui réveille le patriotisme de toute une jeunesse jusqu’alors sans idéal. Adam Driver fait partie de cette génération née sur les cendres du Vietnam qu’elle n’a pas connu. La guerre, c’est celle menée par Bush senior en Afghanistan au début des années 90. Et quand la télévision ne montre pas des images du front, c’est Rambo III qui s’en charge. Mais quand les tours jumelles s’effondrent à New-York, même le meilleur film catastrophe ne parvient pas à égaler un tel degré de réalisme et de brutalité. C’est l’identité de tout un pays qui vient d’être attaquée au plus profond de sa chair. L’événement éveille les conscience de celles et ceux qui trouvent là un nouveau souffle vital, l’occasion de croire en une cause, la défense de sa patrie. Les discussions vont ainsi bon train chez les Driver. Un soir, le beau-père défie Adam de rejoindre les Marines. Perplexe sur le moment, le jeune homme se retrouve ainsi face à un recruteur de l’armée qui s’interroge sur l’empressement du candidat. Aurait-il un contentieux avec les autorités ? “Je voulais devenir un homme” confie l’acteur au magazine Rolling Stone.

Nous voici quelques mois plus tard au Camp Pendleton situé dans le comté de San Diego. Adam Driver a commencé un entraînement sévère pour rejoindre les troupes déployées au Moyen-Orient… Qu’il ne je rejoindra jamais. La jeune recrue se blesse au sternum lors d’une randonnée à vélo en montagne. Sa volonté de fer parviendra un temps à tromper son monde. Mais rien n’y fait. Le caporal Adam Driver se trouve dans l’incapacité physique d’achever son entraînement. Il est libéré de l’armée au bout d’une période de deux ans et huit mois au cours desquels il n’aura pas mis le pied une seule fois sur le sol irakien.

Cette expérience imprimera une profonde fêlure dans la psyché de l’acteur. Cette blessure au sternum, Adam Driver la vit comme la marque au fer rouge de la culpabilité, en laissant ainsi d’autres se battre à sa place. Ces deux années dans l’armée auront également éveillé chez lui la pleine conscience de sa finitude.

Extérieur. Nuit. Camp Militaire. Une pluie d’obus au phosphore éclate au-dessus de la tête des soldats. Cette scène bien réelle vécue à Pendleton incite le caporal Driver non seulement à fumer lorsqu’il quittera l’armée, mais également à devenir acteur. Et pour atteindre ce rêve qui ne l’a jamais vraiment quitté depuis le désert de l’Arizona, quoi de mieux que de rejoindre cette fois-ci les rangs de l’université ? Il lui suffira alors de quatre ans seulement pour intégrer la Juilliard School.

2009. Le jeune diplômé enchaîne les castings pour la télévision où on l’aperçoit dans quelques séries parmi lesquelles, New York Police Judiciaire. Il commence pourtant par se faire un nom auprès d’un public davantage sophistiqué en multipliant les rôles au théâtre, parmi lesquels celui de Boulanov dans La Forêt d’Alexandre Ostrovski en 2010. Mais s’il ne fallait retenir qu’une seule performance du comédien, ce serait sûrement celle qu’il livre pour Angels In America de Tony Kushner, un monument du théâtre contemporain. Adam Driver s’engage pendant plus de six heures dans un rôle mettant à rude épreuve le physique et l’intellect. Le marine refoulé puisera les enseignements de son expérience militaire pour s’imposer une discipline de fer dans son travail de préparation. Se donner un but et l’atteindre, ça n’est rien d’autre que cela tout simplement.

Adam Driver incarne Boulanov dans “La Forêt” d’Alexandre Ostrovski – Photo©Sara Krulwich / The New York Times ;

Le mec de Girls

Si vous vivez à Brooklyn et que vous êtes un spectateur fidèle du network HBO, alors vous reconnaîtrez sans doute en Adam Driver non seulement votre voisin mais également le second rôle de Girls, la série créée par Lena Dunham. Cette-dernière peut se targuer d’avoir déceler la première ce mélange de masculinité et de sensibilité exacerbée qui transpirent toutes deux à l’écran. Non, Adam Driver n’a rien de la mauviette hipster engoncée dans un slim trop court. Et pourtant, il marque les esprits dès le casting. Lena Dunham lui offre le rôle d’Adam Sackler, un aspirant acteur, petit ami tourmenté de la jeune écrivain Hannah Horvath, jouée par Dunham en personne. Driver se fond à merveille dans cette fresque télévisuelle qui brosse en quelques six saisons un portrait sans compromis de la bohème new-yorkaise. Son personnage finit par prendre plus d’importance que prévu au fil d’épisodes réputés pour leur contenu explicite, notamment des scènes de sexe torrides. Ce ne sont bien sûr pas ces performances physiques qui vaudront à l’acteur de recevoir trois nominations aux Emmy Awards. Les habitants de New-York commencent à mettre un nom sur son visage dans la rue. Lui passe son chemin, engoncé dans un caban. Adam Driver ne laisse pas les premières manifestations de la gloire lui monter aussi facilement à la tête. Il retient une vraie leçon en regardant le pilote de Girls. Ses erreurs lui sautent aux yeux. Plus jamais il ne regardera l’une de ses performances.

Adam “Sackler” Driver dans “Girls” de Lena Dunham – Photo©Mark Schafer / HBO ;

Saison 1. Hannah se voit gracieusement congédiée de son stage. Inutile de se tourner vers ses parents : ils lui ont coupé les vivres. C’est un certain Adam qui lui ouvre alors la porte de son petit appartement insalubre. Comme elle, il ambitionne une carrière artistique dans l’effervescence bohème de Brooklyn. Son visage imberbe et son comportement un peu ours vont très vite conquérir le coeur des téléspectatrices. Comment parvient-il à supporter Hannah aussi longtemps ? Le sale caractère du personnage principal va finir par tourner à son avantage et lui servir de faire-valoir. Adam incarne l’image du petit ami (presque) parfait, tout à la fois torturé et attentionné. L’incarnation du mâle 2.0, en somme. L’acteur reste persuadé que sa communauté de fans sait faire la différence avec son personnage : « Personne ne m’a jamais embêté avec ça. C’est plutôt avec Lena que les gens ont envie de parler de sujets érotiques. » affirme-t-il dans une interview au Monde en 2015.

Au terme des six saisons de Girls, l’arc narratif emprunté par le personnage d’Adam suivra un cheminement parallèle à la carrière de son interprète. Le boyfriend est devenu un acteur accompli… Ou presque : on peut le voir dans une publicité pour des anti-dépresseurs. Adam Driver, lui, enchaîne des rôles plus sérieux chez Clint Eastwood, Steven Spielberg et Noah Baumbach. Côté coeur, il se marie à l’été 2013 avec la comédienne Joanne Tucker, qui joue également dans une production HBO : Billions. Leur vie privée reste inaccessible. Adam Driver ne cherche pas pour autant à tromper son monde en se donnant des airs d’artiste bohème sans le sou. Pourtant, cet archétype, l’acteur va l’incarner dans While we’re young puis The Meyerowitz Stories, tous deux réalisés par Noah Baumbach. Les personnages qu’il interprète, à savoir un cinéaste arriviste dans l’un et un musicien capricieux dans l’autre, révèlent les stigmates d’une génération dont l’opportunisme crasse ne se mesure qu’à l’aune de son cynisme. Ces films dépeignent ainsi avec brio la vampirisation culturelle de toute une classe de hipsters new-yorkais, dont l’idéalisme se réduit à posséder… Son propre cru de café (cf The Meyerowitz Stories) ! Adam Driver, lui, sait trouver la distance nécessaire pour étudier ces protagonistes qui gravitent pourtant dans son univers. Parce qu’au fond, il ne s’agit rien d’autre que de cela : observer. Mieux, l’acteur a sublimé cette méthode de travail en une posture éthique.

L’inoubliable idéaliste

Adam Driver à New York le 4 octobre 2012 pour Vogue Magazine – Photo©Steve Schofield / Getty Images ;

Étudier la méthode Driver nous invite à replonger dans Le Nouvel Hollywood décrit par le journaliste Peter Biskind. Chapitre huit. On y brosse le portrait d’un acteur qui passe son temps à perfectionner son métier. Il est d’ailleurs assez rare de le croiser dans les fêtes. Ou alors on l’y trouve assis au fond dans le canapé à observer les gens ou à dormir. Et puis de toute façon, peu importe. Ce grand taiseux n’arrive jamais à bien se faire entendre. En cause, une timidité maladive. Et pourtant, tout le monde pressent chez lui “un talent fou”. Il s’appelle Robert de Niro et s’apprête à tourner dans Mean Streets de Martin Scorsese. Quelques trente ans plus tard, Adam Driver s’inscrit en filiation directe avec son aîné. Il possède lui aussi cette cinégénie silencieuse que ne laisse a priori pas deviner son asymétrie faciale presque ingrate. En effet, jamais l’acteur ne pourra se revendiquer de la classe des jeunes premiers comme Brad Pitt ou Leonardo DiCaprio. Peu importe. Chez lui, l’expression se cristallise autour du geste.

Son physique musculeux lui sert ainsi de carapace d’acier pour dissimuler sa sensibilité à fleur de peau. Cette-dernière permet d’ailleurs au comédien de trouver sa vérité intérieure à l’école d’art dramatique, parfois dans un mutisme quasi ascétique. Ce comportement lui vaudra d’ailleurs les moqueries de ses camarades de l’armée. L’acteur passe outre. Cette expérience le convainc même sans doute de rejoindre le casting du Réveil de la Force réalisé par J.J. Abrams. Et pour cause, Kylo Ren, son personnage, n’incarne rien d’autre que cet adolescent tourmenté qui sublime sa rage adolescente par des accès de violence destructeurs. Sur un registre plus léger, le cinéaste offre également dans son film une scène d’une intensité érotique jamais atteinte dans la saga, n’en déplaise aux aficionados du bikini de Leïa dans Le Retour du Jedi. L’acteur fait littéralement tomber le masque, révélant ainsi son torse exhalant un dangereux parfum de sensualité vénéneuse. La séquence restera gravée dans les mémoires.

Si Adam Driver ne vit pas l’acting comme une tauromachie façon Christian Bale, sa méthode s’enracine profondément dans les enseignements fondamentaux de la “méthode”, celle de Strassberg à l’Actor’s Studio. Chaque rôle s’inscrit comme une profonde blessure à même la chair, processus nécessaire à la recherche de sa vérité intérieure. Et en effet, comment endosser tour-à-tour le froc d’un missionnaire jésuite portugais dans le Japon du XVIIème siècle pour Silence de Martin Scorsese puis incarner un vétéran manchot sorti de prison dans Logan Lucky de Steven Soderbergh ? Adam Driver construit à chaque fois son personnage en puisant dans les tréfonds de sa mémoire affective. L’expérience le ramène droit à ses deux années passées dans l’armée. La jeune recrue engagée volontaire se retrouve alors entourée de grands gaillards aux crânes rasés qui lui hurlent dessus à longueur de journée. Un seul mot d’ordre : discipline. Le fusilier, plus seul que jamais dans sa quête de vérité, en tire un autre apprentissage tout aussi précieux : l’esprit de groupe indispensable pour accomplir une mission quelle que soit sa nature. Ainsi l’acteur comprendra-il la nécessité de soutenir l’équipe du film sur un plateau, et donc de ne pas sortir du rang. Une fois à bord du train, pas question de le ralentir. Ou quand la vision militariste d’un Kubrick s’accorde avec l’idéalisme truffaldien de La nuit américaine… 

C’est donc cette drôle d’ascèse qui permet à Adam Driver d’amener à soi, par exemple, le personnage de Francisco Garupe (Silence) Le missionnaire va souffrir le martyr en refusant d’apostasier, ce qui le mènera droit à l’exécution par noyade. Jamais un rôle ne lui avait-il jusqu’à présent demandé une implication aussi totale. Aussi  l’acteur se met-il à perdre rapidement du poids en même temps qu’Andrew Garfield. La transformation physique provoque même la panique du réalisateur qui craint pour la santé de ses interprètes. Pourtant, un autre son de cloche résonne du côté d’Adam Driver qui se remémore cette période avec un certain plaisir inattendu. En effet, le comédien se souvient d’avoir créé du lien avec son partenaire de jeu en parlant de nourriture. Mieux, la cuisine devient alors alors une véritable obsession pour lui. Dans un autre registre, c’est Spike Lee qui saura déceler sa beauté anti-conformiste. Adam Driver incarne dans son film BlacKkKlansman un policier d’origine juive. Le rôle se présente ici comme un beau pied de nez à son éducation baptiste. L’acteur s’en sert pour mettre au service du film sa conscience politique. Il construit cette fois son personnage en retournant dans l’Indiana de sa prime enfance, lieu de villégiature prisé par les suprémacistes blancs. Et si son personnage de Flip Zimmerman n’a jamais vraiment existé, l’engagement de son interprète, lui, reste sincère. Il revient ainsi à Spike Lee de l’expliquer mieux que tout autre en affirmant “qu’il pourrait risquer sa vie pour ses idéaux. Il n’est pas beau mais il est inoubliable”.

The Driver

Adam Driver au Comic Con de San Diego en 2015 – Photo©Gage Skidmore ;

Si l’acteur n’évoque jamais ses convictions religieuses, il reste convaincu du caractère miraculeux des films qui émaillent sa carrière. Et en effet, ces deux dernières années ont vu arriver sur les écrans des oeuvres restées bien longtemps dans les tiroirs de leurs auteurs, jusqu’à en devenir mythiques. C’est ainsi en 1990 que commence à germer l’idée d’une adaptation de Don Quichotte dans l’esprit de Terry Gilliam. Le film verra finalement le jour sous le titre de L’homme qui tua Don Quichotte près de vingt-huit ans plus tard. Idem pour le rêve japonais de Scorsese, Silence, dont le scénario co-écrit avec son fidèle acolyte Jay Cocks remonte à 1991 ! L’extraordinaire réside ici dans la ténacité des créateurs, par-delà les obstacles qui pavent leur chemin. Adam Driver, lui, considère avoir apporté à sa manière une pierre à l’édifice. Il participe aujourd’hui non pas à la grande illusion hollywoodienne, mais aux rêves de l’enfant qu’il était devant les VHS de son enfance. Quand on lui demande si le comédien ne souhaite pas céder sa place au réalisateur, comme tant d’autres collègues de sa profession, inutile d’insister. Adam Driver poursuit son bonhomme de chemin, clamant haut et fort son désir de se donner littéralement pour des metteurs en scène qu’il admire, comme Pedro Almodovar ou Michael Haneke.

Cette même route qu’il suit l’a déjà mené droit sur l’avenue de Paterson, petite bourgade ouvrière du New Jersey filmée par Jim Jarmusch. Adam y incarne l’anti-Driver du film de Nicolas Winding Refn. Son personnage porte le nom de la ville où il vit. Il conduit un bus et passe le reste de son temps à écrire des poèmes. Jarmush et son comédien parviennent à sublimer le quotidien et sa routine en prouvant que tout peut arriver n’importe quand. De plus, Paterson a lui aussi fait ses classes dans l’armée. Mais l’acteur ne le réduit pas à ces quelques attributs. Il ne s’agit de rien de plus que d’un homme d’une simplicité déconcertante, profondément attaché à la classe ouvrière. Le rôle donne aussi l’occasion à son interprète de s’exprimer clairement en interview sur le fossé grandissant entre la vie civile et militaire, à une époque où moins de 1% de la population américaine répond à l’appel de l’armée.

Adam Driver interprète le monologue de la pièce de Sam Shepard, “Californie, paradis des morts de faim”, pour l’armée américaine postée à Grafenwöhr, le 8 décembre 2013 – Photo©Molly Hayden ;

Adam Driver replonge une fois encore dans son passé chez les Marines où son seul lien à la culture se réduisait aux danses des pom-pom girls qu’on offrait aux troupes. De cette fascination, il conclut que circule encore l’image dégradante du soldat suffisamment bas du front pour accepter de regarder des spectacles trop peu stimulants pour la pensée. Lui et sa femme, Joanne Tucker, créent donc en 2008 l’association Arts in the Armes Forces qui organise des représentations théâtrales ou même des projections de films à destination du personnel militaire. Le tout Hollywood répond très vite à leur appel et voit des vedettes comme Susan Sarandon, Laurence Fishburne ou encore Mark Ruffalo, monter sur les planches pour le plus grand plaisir des conscrits. Les majors du cinéma suivent le pas à leur tour en fournissant des copies de longs-métrages parmi lesquels Les Dents de la Mer de Steven Spielberg, Les Pirates du métro de Joseph Sargent et plus récemment Star Wars Épisode 7 de J.J. Abrams.

Qu’attendre aujourd’hui du grand échalas revenu du front, après un passage par Hollywood, le Japon ou encore l’Espagne ? Sa route s’apprête à le mener directement en France pour tourner avec sa compatriote Rooney Mara le film Annette, une comédie musicale réalisée par un certain Leos Carax, qui porte secrètement ce projet depuis au moins cinq ans. Le pitch ? Une histoire d’amour entre un comédien de stand-up et une chanteuse d’opéra. On l’attend également l’année prochaine aux côtés de Bill Murray, Steve Buscemi, Tilda Swinton et bien d’autres au casting d’un film de zombie complètement délirant, The dead don’t die, mis en scène par Jim Jarmusch. C’est ensuite un ami de longue date qui lui propose un rôle dans son prochain film pour l’instant sans titre. Noah Baumbach (Frances Ha) le fera ainsi voyager de New-York à Los Angeles pour mettre fin à un divorce qui joue les prolongations. Il lui faudra également réendosser le costume de Kylo Ren pour l’épisode 9 de Star Wars et ainsi se réconcilier avec le public dont il craint les foudres depuis l’assassinat de Han Solo dans l’épisode 7.

Au terme de ce programme chargé, laissons le mot de la fin au principal intéressé :

Getty Images

Adam Driver au Maui Film Festival le 3 juin 2015 – Photo©Andrew Goodman / Getty Images Entertainment ;

Par Boris Szames,  publié le 25/11/2018