Wong Kar Waï et le Flou

Cinéaste émergeant en France au début des années 2000 avec le film In the mood for love, Wong Kar Waï, est aujourd’hui très connu en Europe et aux États-Unis. Grâce à son style particulier et ses thèmes récurant, ce réalisateur a apporté au cinéma contemporain une nouvelle manière de filmer la mélancolie et le couple. Plus encore qu’un cinéaste chinois, Wong Kar Waï est un artiste Hongkongais et son œuvre réemploie et détourne les codes de ce cinéma d’action. Ainsi le flou est un des motifs stylistiques trouvant sa source dans le cinéma de genre de Hongkong : un point d’entrée par lequel nous vous proposons d’analyser la filmographie de ce réalisateur.

Les anges déchus, (le couple qui se forme, perdu dans le flou de l’irréel fantasmé)

Le Flou au cinéma n’est pas une forme esthétique très répandue. Opposée à la netteté qui elle est de mise dans le cinéma classique, l’image floue est bien souvent considérée comme une image ratée. Une image qui est inutilisable car illisible. Le flou lorsqu’il est présent dans le cinéma classique est rattaché à un traitement se rapprochant du ressentit des personnages. Ainsi on le retrouve comme plan subjectif de personne ayant un malaise, où étant ivre. Mais ce qui nous intéresse dans cet article, c’est le flou, pour le flou. Le flou composante de l’image et non pas expression du ressentit du personnage.

Nombre de cinéastes moderne se sont essayés au flou, mais rare sont ceux qui en ont fait une récurrence stylistique. L’œuvre de Wong Kar Waï se construit autour de la récurrence et de la répétition. Qu’elles soient scénaristiques où stylistiques. Le flou est donc une figure de style se retrouvant dans l’ensemble de ses films. Wong Kar Waï, cinéaste du souvenir où du réel fantasmé, se doit de construire des images hors du temps : Le flou est un des moyens employé pour y parvenir. Le cinéaste n’hésite pas à l’utiliser souvent et avec différentes techniques : flou de bougé, flou de mise au point, bokeh ou bien encore flou cinétique.

Les cendres du temps – combat de sabre flou

L’un des flou les plus repérable dans les films de Wong Kar waï est sans aucun doute, le flou relatif au mouvement du aux actions des personnages. Ce flou cinétique se retrouve comme une signature dans les films du réalisateur et ce à toutes périodes. Ainsi dans Les Cendres du temps, film réemployant les codes des films de sabres chinois, le flou cinétique est présent lors des combats. Mais également dans Chungking express, film montrant un Hongkong contemporain, où un policier se livre à une bagarre dans la rue.

Ces flous cinétiques sont relayés parfois par des éléments de mise en scène qui accentuent le manque de définition des images. Ainsi l’eau dans la scène de combat des Cendres du temps intensifie le flou des gestes des personnages. De même dans Les Anges déchus, lors d’une scène de fusillade, des gouttes de sang recouvreront l’objectif de la caméra, accentuant l’aspect stylisé de cette violence mise en scène. Car en réalité, Wong Kar Waï est avant tout un cinéaste d’influence hongkongaise et les scènes d’actions de ses films seront donc déstructurées par ces flous résultants du ralentissement saccadé. Ce ralentissement si cher à des cinéastes tel que John Woo, ou l’action violente est très rapide, mais ralentit en post-production, offrant ainsi un nombre incalculable de trainées de mouvement. La lisibilité de l’action n’est donc pas ce qui intéresse Wong Kar Waï : seul son résultat importe. Il œuvre donc pour une stylisation de la violence par le flou qui apporte presque une aura rêveuse aux scènes de combats, de bagarre et de fusillades qui peuples ses films.

Un autre exemple de flou cinétique est fortement représenté dans les films de Wong Kar Waï. Il s’agit des flous du au mouvement de course des personnages. Le film comportant le plus d’exemple de courses poursuite est Chungking express. Les personnages des là séquence d’introduction du film sont montrés courant, déambulant, dans un Hongkong nocturne et surpeuplé. Ces accélérations du corps seront comme dans les scènes de violence contrasté par un ralentit saccadé de l’image. Mais c’est un flou qui permet de mettre en avant la silhouette du personnage en mouvement. Les personnages de Wong Kar Waï sont donc métaphoriquement des êtres courant dans le vague du monde qui les entourent.

Chungking express -la course poursuite mythique du début du film.

A ce flou cinétique s’ajoute également un flou dit de “bougé”, flou induit par le mouvement de la caméra et non par le sujet filmé. Les flous de bougés se veulent chez Wong Kar waï, conclusion de scènes d’actions. Ainsi la disparition du personnage de la femme à la perruque blonde dans ChungKing express, passera par un flou total de bougé. Après avoir tué son patron, nous l’apercevons laissant tomber au sol sa perruque et disparaissant dans un gros plan totalement flou. Cette femme ne réapparaitra plus ensuite dans le film. Le visage énigmatique de ce personnage restera donc à jamais inidentifiable.

Le flou de bougé se retrouvera également lors d’une autre disparition. Celle de la mort du tueur des Anges déchus. Après une scène de fusillade explorant les floues cinétiques et flous de bougés, Wong Kar Waï passe soudain en caméra subjectif lorsque le tueur est touché par une balle. La caméra tourne alors sur elle-même avant de s’effondrer au sol. Les dernières images du tueur avant la mort sont donc totalement floues. La mort chez Wong Kar Waï est donc très clairement mise hors de portée de la netteté. Lorsqu’un personnage meurt, tout disparait, tout devient flou.
Si les personnages des films de Wong Kar Waï surgissent et évoluent dans un univers flou, ils aiment également se dérober derrières des parois floutant leur image. Le réalisateur utilise donc sans distinction un nombre incalculable de rideaux, de fenêtres et de parois pour dérober à nos yeux les corps de ses personnages. Dans des films comme Chungking express où Les Anges déchus, cela participe à la vision que l’on se fait alors de la ville. Hong Kong nous apparait comme une ville compartimentée, par des cloisons translucides. Une ville où on n’est jamais à l’abri de l’observation, même si celle-ci est flouté.

Cette forme d’utilisation du flou se veut donc une stylisation du réel par le réel. Afin de le rendre pictural et immatériel : une réalité fantasmée.

De même, tout ce qui reflète chez wong Kar Waï dédouble. Il arrive même parfois que ce qui reflète l’être le rende également flou. Comme si le double, thème récurrent chez ce cinéaste, se faisait parfois spectre du personnage. Ainsi dans ChungKing express, lorsque le policier matricule 633, recroise son ancienne compagne hôtesse de l’air et que celle-ci s’en va de nouveau avec un autre homme, le cinéaste nous montre le reflet de son personnage dans la vitrine de la superette. Ce reflet flou se fond naturellement dans l’arrière-plan montrant la jeune femme partant sur la moto de son nouvel amant. Le policier n’est alors plus que l’ombre de lui-même, son reflet flou, contraste donc avec l’image de la femme s’en allant. Le flou de ce reflet peut être analysé ainsi : elle fuit son passé et roule vers l’avenir, lui est encore bloqué dans l’instant du souvenir. Un instant mémoriel qui est donc flou par essence.

Chungking express – le matricule 633 flou face au souvenir de l’amour.

Les emplois plus communs du flou au cinéma se font principalement par le dérèglement de la mise au point. Mais chez Wong Kar Waï le flou ne rime pas souvent avec le non point. De façon plus originale le flou pourra être rendu par un effet lumineux. Notamment dans Les Cendres du temps, où dès le début du film un gros plan sur le visage de Ou Yang-Feng est régulièrement balayé d’un voile lumineux floutant ce visage. Un peu plus loin dans le film, l’aveuglement du personnage du guerrier sera une fois de plus matérialisé par des plans subjectifs surgissant de flash lumineux. La lumière dans ces exemples grignotes donc les contours des sujets et offrent une image flou, un flou de l’aveuglement.

Les cendres du temps ( le visage de Ou Yang-Feng qui disparait dans la lumière)

Il existe ensuite bien évidement des flous de mise au point dans les films de Wong Kar Waï, et ils sont nombreux. Des jeux sur la netteté des personnages qui symbolise souvent l’absence d’identité. Comme le plan du petit garçon devant la mer des Cendres du temps. Sa mère en voix-off expliquant qu’elle ne comprend pas qui est son fils, et nous spectateur ne percevons qu’une silhouette devant les flots sombres.

Les cendres du temps ( la silhouette de l’enfant sans visage.)

Un flou de mise au point marquant une absence d’identité, où parfois même une fuite de l’identité. Ainsi les nombreux couples des films de Wong Kar Waï ne seront jamais montrés ensemble dans le cadre. Soit l’un sera de dos, soit l’autre sera hors champ, ou plus simplement dans le flou. Comme lors de l’adieu de M.Chow à Baï Lin dans 2046. La main de la femme restera nette au premier plan figé dans son malheur, l’homme s’éloignera en arrière-plan devenant une silhouette floue.

Le cinéaste emploie donc le flou pour marquer une frontière entre les êtres. Une frontière toujours présente et se faisant le relais des nombreux sur cadrages employés par le cinéaste pour séparer ces couples impossibles.

Le flou pour Wong Kar Wai est donc avant tout, une manière d’isoler ses personnages, dans leurs souvenirs, dans leurs états de nostalgie. Il permet également de transformer le réel filmé pour le rendre immatériel. Le flou est donc pour ce cinéaste le meilleur moyen de mettre en scène des personnages prisonniers de leurs passés.

2046 – Le corps de l’amant qui disparait dans le flou.

Par Madeline Zonzon